Menu

Actualités européennes sans frontières. Dans votre langue.

Menu
×

Une « femme forte »

Un tournant inattendu dans l’ordre des sexes et des genres, et dans la politique des partis en Europe, a permis à une femme d’extrême droite de briser le plafond de verre politique en France. Marine Le Pen, présidente du parti d’extrême droite français Rassemblement national (ex-Front national) de 2011 à 2022, a déjoué tous les pronostics à plusieurs égards. Elle est la première femme à avoir toujours dirigé un grand parti politique en France depuis 2011, et la seule femme dans l’histoire de la France à avoir atteint le second tour des élections présidentielles en 2017 et en 2022. Cette femme de grande taille, qui aime poser les bras grands ouverts et dont la voix grave retentit à la télévision et lors des rassemblements politiques, représente non seulement la normalisation de l’extrême droite en France, et plus largement en Europe, mais aussi la normalisation d’une dirigeante politique admirée par ses partisans comme une femme forte aux traits masculins.1

Cependant, bien qu’elle soit considérée comme une femme moderne avec un style de politique masculin, Marine Le Pen peut-elle être considérée comme un leader « homme fort » ? Pour répondre à cette question, nous devons d’abord comprendre quelles sont les qualités essentielles d’un dirigeant politique fort. En comparant brièvement le style politique de personnalités telles que le Russe Vladimir Poutine et l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro, et en mobilisant les théories de la masculinité et de la féminité hégémoniques pour analyser le leadership de Le Pen, nous pouvons voir comment Marine Le Pen diffère de ces dirigeants de manière significative. Ses expressions de féminité hégémonique s’en détachent, de même que certaines – mais pas toutes – des caractéristiques qu’elle présente et qui sont associées à la masculinité hégémonique.2

Une comparaison plus poussée avec le candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle de 2022, Éric Zemmour, montre qu’il représente une version régressive et manifestement patriarcale de la masculinité hégémonique. Cela n’a pas été apprécié par le public français. La représentation de Marine Le Pen de la masculinité et de la féminité hégémoniques s’est avérée plus attrayante pour les électeurs du XXIe siècle. La masculinité militaire n’étant plus un idéal, même un leader d’extrême droite fort en Europe n’a pas besoin d’asseoir son autorité et sa légitimité sur une association avec le militarisme. Au lieu de cela, Mme Le Pen s’est présentée comme une force en associant un discours maternel de protection nationale à une poigne de fer en matière de police intérieure et de pouvoir frontalier.

J’en conclus que Le Pen ne représente pas la politique typique d’un « homme fort ». En tant que femme d’extrême droite, elle a été un moteur d’innovation en se positionnant comme une dirigeante de parti forte et cohérente, en brisant plusieurs plafonds de verre et en servant de modèle à d’autres dirigeantes d’extrême droite en Europe, telles que l’Italienne Giorgia Meloni. En même temps, bien qu’elle domine son parti par sa discipline et son culte de la personnalité, elle est limitée par la nécessité de montrer un côté « féminin » pour séduire les électeurs et normaliser l’extrême droite, ainsi que par le pragmatisme d’un parti qui aspire à devenir un parti politique « normal » dans une démocratie parlementaire.

La masculinité hégémonique, la féminité hégémonique et le leadership de l’homme fort

L’évaluation de l’autorité et du style politique de Marine Le Pen est facilitée par les approches sociologiques de la masculinité et de la féminité hégémoniques. La sociologue australienne Raewyn Connell a développé une théorie influente de la masculinité hégémonique, montrant comment la masculinité hégémonique légitime la domination masculine non seulement par rapport à la féminité, mais aussi par rapport aux masculinités subordonnées.3 Son approche de la masculinité hégémonique soutient que les qualités associées à la masculinité sont construites autour de la relation idéalisée entre la masculinité et la féminité, où les deux sont structurés comme complémentaires, deux « opposés » qui s’attirent à travers la relation de désir supposée naturelle entre les personnes marquées comme masculines et les personnes marquées comme féminines. Ces « opposés » sont également hiérarchisés, la masculinité étant structurée relationnellement et hiérarchiquement au-dessus de la féminité, et se recoupent avec d’autres catégories telles que la race, l’appartenance ethnique et la religion.4 La masculinité hégémonique ne peut exister sans sa référence relationnelle à la féminité, ni sans une hiérarchie de la masculinité dominante par rapport à d’autres masculinités et féminités moins valorisées.

La sociologue américaine Mimi Schippers enrichit le travail de Connell et Messerschmidt en affirmant que l’hégémonie du genre ne doit pas seulement prendre en compte les hiérarchies entre les masculinités, et de la masculinité sur la féminité, mais aussi entre les féminités. Alors que Connell et Messerschmidt soutenaient qu’il n’existe qu’une masculinité hégémonique, mais pas de féminité hégémonique, Schippers soutient plutôt que la féminité hégémonique existe, tout en perpétuant la domination de la masculinité sur la féminité.5

La masculinité hégémonique s’exprime par des qualités telles que la voix grave, la force physique et le désir de l’objet féminin. La féminité hégémonique s’exprime dans des contenus de qualité qui sont considérés comme soutenant la masculinité hégémonique en tant que complément de la féminité hégémonique et au-delà de celle-ci. Il s’agit par exemple des qualités d’une personne telles qu’un physique discret, un désir passif pour l’objet masculin, une voix douce et une vulnérabilité émotionnelle.

Schippers identifie également la « féminité paria » comme une forme de féminité socialement indésirable et qui contamine la relation hiérarchique et complémentaire soi-disant naturelle (c’est-à-dire hégémonique) entre la masculinité et la féminité. Elle est incarnée par des figures perturbatrices telles que la « butch », la « bitch », la « slut » ou une « femme agressive ». La féminité paria contient les mêmes qualités que la masculinité hégémonique, mais elle est incarnée et exécutée par une personne marquée comme étant de sexe féminin.

Dans cette optique théorique, qu’est-ce qui fait du président russe Vladimir Poutine, de l’ancien président philippin Rodrigo Roa Duterte, de l’ancien président brésilien Jair Bolsonaro et du président hongrois Viktor Orbán des dirigeants politiques « à poigne » ?

Je soutiens que les quatre caractéristiques suivantes, étroitement liées, sont typiques des dirigeants de l’homme fort. Il convient de noter que ces caractéristiques forment ensemble un type idéal et qu’elles peuvent ne pas être entièrement descriptives d’un seul dirigeant. La première caractéristique est une autoreprésentation et une façon de faire de la politique qui lie leur autorité à la violence masculine, au militarisme et au pouvoir militaire et policier de l’État.6

Deuxièmement, les hommes forts dirigent leurs partis politiques et leurs États respectifs, laissant peu de place aux autres pour contester leur pouvoir. La véritable politique parlementaire s’oppose donc à la politique de l’homme fort, car la politique parlementaire implique des négociations approfondies, des compromis, des débats oraux et un degré d’irrégularité et d’imprévisibilité dans les résultats politiques qui est inacceptable pour les politiciens de l’homme fort. Le Chinois Xi Jinping est l’une de ces figures, qui a réussi à mettre fin à la limitation du nombre de mandats afin de poursuivre sans relâche son chemin vers la domination de la Chine et de son parti. Il s’agit là aussi d’une expression de la masculinité hégémonique. Elle exprime une maîtrise hiérarchique et patriarcale absolue, y compris sur les hommes subalternes, qui ne souffre aucun compromis.

Troisièmement, les hommes forts s’opposent à la contamination par la féminité hégémonique et résistent à la contamination par l’homosexualité. Bien qu’il existe d’autres styles de leadership politique masculin aujourd’hui affichés sur la scène politique mondiale, comme l’image plus douce et bienveillante du Premier ministre canadien Justin Trudeau, avec des touches de féminité hégémonique ayant pénétré dans le contenu qualitatif de sa masculinité, la politique de l’homme fort s’oppose à toute association avec la féminité ou l’homosexualité.7 L’hétérosexualité est explicitement déployée comme un marqueur de domination sur les femmes et sur les autres hommes et sexualités.

Quatrièmement, les hommes forts entretiennent autour d’eux un fort culte de la personnalité. Ils doivent être au centre du parti politique, voire de l’État. Les hommes forts ne parviennent souvent pas à mettre en place un second proche, car ils ne peuvent pas partager le pouvoir, l’attention ou investir dans une personnalité qui pourrait être considérée comme leur héritier politique. Le culte de la personnalité qu’ils promeuvent suscite un attachement émotionnel intense chez les adeptes et de la répugnance chez les détracteurs.8

Marine Le Pen exprime-t-elle ces qualités d’homme politique « fort » au féminin ? Oui et non. En m’appuyant sur des observations ethnographiques et des entretiens menés entre 2013 et 2017, ainsi que sur l’analyse de son rôle plus récent en tant que chef d’un groupe parlementaire important à l’Assemblée nationale, je montre où sa masculinité et sa féminité se distinguent de la politique de l’homme fort, mais se chevauchent également avec elle. Sur le plan méthodologique, je ne me concentre pas sur l’analyse des médias, qui est devenue une méthode dominante d’analyse des politiques d’extrême droite aujourd’hui. En revanche, l’essai se concentre sur les performances explicitement genrées de Marine Le Pen, leur médiation par la communication du parti, plusieurs de ses positions politiques et leur réception par ses partisans au moyen de données ethnographiques et d’entretiens.

Par rapport à son rival d’extrême droite Éric Zemmour, Mme Le Pen a représenté en 2022 une version de la féminité dure et moderne, plus efficace que la masculinité rétrograde de M. Zemmour. Dans le même temps, Mme Le Pen s’est révélée être une dirigeante politique tenace, soutenue par un parti discipliné. Confrontée au pragmatisme de la politique parlementaire, Mme Le Pen doit agir davantage comme un médiateur parlementaire au sein de son groupe et en collaboration avec d’autres partis politiques, que comme un homme fort et autoritaire. En tant que femme, elle est enfermée dans les attentes de la féminité hégémonique qui l’empêchent d’exprimer une domination et une violence sans faille, tandis que son ambition depuis 2012 de positionner son parti comme un courant dominant circonscrit également ses manifestations de politique autoritaire de l’homme fort.

Les tracts de campagne de Mme Le Pen lors de l’élection de 2017. Image via Wikimedia commons.

Une « belle femme

Entrer dans le monde du parti français d’extrême droite en tant que sociologue politique qualitatif de 2013 à 2017 signifiait une immersion dans un parti politique avec un intense culte de la personnalité. Lorsque j’ai commencé mes recherches dans les premiers mois de 2013, Marine Le Pen était encore une dirigeante relativement nouvelle au sein du parti. Après avoir été élue présidente du parti en 2011, en remplacement de son père qui était président du FN depuis sa création en 1972, les « anciens » du FN s’adaptaient encore à la présence d’une femme d’une génération plus jeune à la tête de leur mouvement. De l’intérieur du parti, on a l’impression d’être dans un club, plein d’histoires, de souvenirs, de rituels, d’amitiés et de rivalités en rapport avec le clan Le Pen. L’appartenance à ce club signifie une grande familiarité avec la dynastie Le Pen au cœur du parti, une famille tentaculaire et même quelque peu glamour, que Jean-Marie Le Pen affiche ouvertement comme faisant partie de son personnage politique.

Marine Le Pen a su tirer parti de cette image, en se forgeant une aura de célébrité au sein de son parti et au-delà. L’une de mes premières rencontres ethnographiques avec des membres du parti a eu lieu lorsque j’ai visité le siège du parti dans la ville de Nice. J’avais commencé mes recherches immersives dans le sud-est de la France. Avec une forte réinstallation de pieds noirs, citoyens français blancs ayant vécu pendant des générations dans l’Afrique du Nord coloniale française et s’étant installés en France métropolitaine à la suite de l’indépendance du Maroc et de la Tunisie dans les années 1950, le sud-est a longtemps été le cœur du parti de la droite radicale.9 Situé à quelques rues du prestigieux port de plaisance de la ville, le bureau du FN est une affaire discrète. Il avait besoin d’une nouvelle couche de peinture et se trouvait dans une rue polluée et délabrée. Mais les bureaux étaient remplis des activités énergiques du groupe d’activistes que j’ai rencontré ce jour-là.

Lorsque je suis entrée dans le bureau, j’ai été accueillie avec l’élan chevaleresque d’un groupe d’hommes qui ont exprimé leur propre masculinité hégémonique en me faisant savoir qu’en tant que seule femme présente, j’avais soi-disant allégé l’atmosphère. Les hommes étaient par ailleurs occupés à préparer les élections municipales de mars 2014. La plupart ont atteint l’âge de la retraite, petits entrepreneurs indépendants qui constituent la base petite bourgeoise traditionnelle du parti et qui ont adhéré au parti lorsque le père de Marine, Jean-Marie Le Pen, en était le président. L’image de Marine Le Pen a été placardée sur des affiches dans tout le bureau. Au fil des ans, j’ai pris l’habitude de voir son image recouvrir les murs des différents lieux du FN à court d’argent que j’ai visités.

J’avais demandé aux hommes du bureau s’ils pensaient qu’il était important que leur parti soit désormais dirigé par une femme. Jérémy, un élu FN qui se trouvait au siège de Nice ce jour-là, a répondu à ma question d’un revers de main. Il estime que la principale différence entre Marine et Jean-Marie Le Pen, fondateur du parti et père de Marine, est qu’elle ne se contente plus de jouer le rôle d’agent provocateur, mais qu’elle a une volonté de puissance. Contrairement à son père qui se présentait aux élections présidentielles par défi, Jérémy voyait Marine comme une véritable candidate à la présidence.

Alors que Jérémy avait nié quelques minutes plus tôt que le sexe du chef de parti importait, il a ensuite cité toutes les grandes femmes politiques françaises qui lui venaient à l’esprit, pour conclure que Marine était sans aucun doute la plus belle. Plus tard, assis avec plusieurs militants sur un vieux canapé dans la zone d’accueil du bureau, mes questions sur Le Pen – qui n’ont jamais abordé son apparence physique – ont donné lieu à une longue discussion entre les hommes sur la façon dont ils la trouvaient attirante. Le fait qu’ils la considèrent comme belle n’a pas banalisé ou délégitimé le fait qu’elle soit leur chef. Au contraire, ils étaient satisfaits de son apparence et considéraient que sa marque de corporalité la distinguait des autres.

Les hommes parlent de Marine avec amour, admiration et même désir. Le langage qu’ils utilisaient et les sentiments qu’ils exprimaient lorsqu’ils décrivaient leur soutien à Marine – toujours appelée par son seul prénom – étaient imprégnés d’une imagerie très féminisée. De nombreux dirigeants politiques ne peuvent que rêver du genre de sentiments personnels et de projections que les partisans de Mme Le Pen ont exprimés à l’égard de leur chef. Le Pen a été traité avec une telle multivalence symbolique qu’il était parfois difficile de comprendre comment elle pouvait être admirée, par exemple, comme le prochain général de Gaulle, et en même temps être vue comme une femme forte mais blessée qui a noblement tenu ses enfants à l’écart de l’opinion publique tout en servant la nation.

Comme je l’explique dans mon article intitulé « Fille, mère capitaine », les jeunes partisans de Mme Le Pen l’admiraient pour ses idées modernes et tournées vers l’avenir et s’identifiaient à elle en tant que figure maternelle qui cherchait sans crainte à protéger les jeunes générations et à s’en occuper.10 Sa propre projection de soi par le biais de la communication partisane la relie sans complexe à Jeanne d’Arc, la guerrière médiévale martyrisée pendant la guerre de Cent Ans, qui est l’une des figures les plus riches en symboles de l’iconographie nationale française. L’association avec Jeanne d’Arc a longtemps été intégrée dans le symbolisme de l’extrême droite française sous la direction de Jean-Marie Le Pen. L’un des rituels annuels les plus importants du parti est la marche du 1er mai à Paris, qui se termine par une sculpture dorée de Jeanne d’Arc sur une place somptueuse au cœur du Paris historique. MLP a parfaitement assumé le rôle d’associer son propre leadership à celui de Jeanne d’Arc, en incorporant le symbolisme de la guerrière-martyre-vierge dans sa propre expression en tant que guerrière dévouée et célibataire au service de la nation.

Représentant un nouveau type de leadership féminin en France, Mme Le Pen n’a pas hésité à parler d’elle en tant que femme et en tant que mère. Les jeunes partisans, hommes et femmes, ont été attirés par cette image, car ils pensaient qu’elle représentait un leader pour qui la politique n’était pas seulement un choix de carrière, mais quelque chose qui venait du cœur. Les plus anciens la considèrent comme une fille aimée qui a grandi dans une famille politique complexe, une expérience d’enfance qui lui a donné la force et la foi nécessaires pour devenir une grande dirigeante. Nombreux sont ceux qui ont admiré son physique de femme, commentant ses longues jambes et la considérant comme l’incarnation d’une attention et d’une protection maternelles féroces, ce qui la distinguait des autres dirigeants. Les adhérents du parti qui assisteraient aux manifestations du FN dans tout le pays seraient ravis de la voir en personne, dans des vêtements qu’elle ne porterait que lors de manifestations internes au parti, tels que des mini-jupes courtes et d’imposants talons aiguilles. Incarnant les caractéristiques de la féminité hégémonique, sa féminité était une forte source d’attrait pour toutes les générations.

La première fois que j’ai vu Marine Le Pen en personne, c’était lors de la marche annuelle du 1er mai à Paris en 2013. En engageant la conversation avec un groupe de retraités enthousiastes venus du sud de la France, je me suis jointe à eux pour aller écouter le discours de MLP lors du dernier rassemblement. Nous avons regardé vers la scène où l’élévation de MLP semblait la rendre plus grande que nature alors qu’elle prononçait un discours dans un costume qui correspondait exactement à celui de son père, qui était également assis sur la scène. Débordant d’excitation et ignorant complètement le discours de MLP, l’une des femmes s’est exclamée : « Elle a des jambes extraordinaires ! Extraordinaires !

Mon avant-dernier aperçu de Le Pen en chair et en os s’est produit lors de la clôture du lancement de sa campagne présidentielle à Lyon en février 2017. Lors d’un dîner de gala organisé le samedi soir pour les membres du parti, le repas à trois plats s’est terminé par un spectacle donné par des imitateurs d’ABBA. L’ambiance déjà festive est devenue encore plus bruyante lorsque les VIP de la fête se sont répandus sur la piste de danse. Les participants au gala se sont ensuite pressés autour d’eux, rivalisant pour apercevoir Marine au centre, alors qu’elle dansait et chantait sur des chansons d’ABBA sur ses talons aiguilles, tandis que sa coiffure blonde reflétait les lumières stroboscopiques étincelantes.

Le lendemain après-midi, elle a prononcé un long discours dévoilant son programme de campagne présidentielle, vêtue d’un de ses costumes masculins caractéristiques. Ceux qui étaient présents au dîner de gala savaient que la veille au soir, cette même femme de tête avait dansé avec eux avec abandon sur une piste de danse.

Un combattant

En même temps que certains voyaient Marine Le Pen dans des termes très féminins, d’autres la voyaient à travers un prisme qui la faisait passer pour une femme combattante aux traits masculins. Nicole, une femme politique d’Auvergne-Rhône-Alpes que j’ai rencontrée en 2016, a félicité MLP de ne pas s’être sexualisée et d’avoir adopté une tenue vestimentaire masculine.11 Elle a comparé Mme Le Pen à Ségolène Royal, du parti socialiste, première femme candidate à l’élection présidentielle dans l’histoire de France, qui a perdu les élections présidentielles de 2007 face au candidat de centre-droit, Nicolas Sarkozy. Pour Nicole, Royal a commis l’erreur de se sexualiser à outrance lors de sa campagne présidentielle. Pourtant, malgré les « belles jambes » de MLP, Nicole souligne que MLP couvre toujours ses jambes et prend soin de porter un costume noir masculin lors des grands événements politiques.12

J’avais rencontré Nicole dans un autre bureau de parti délabré, cette fois dans la ville de Lyon, dans l’est du pays. Le bureau a déménagé depuis, mais à l’époque, il était situé au carrefour pollué d’un échangeur autoroutier et à proximité de la gare routière centrale de la ville. J’étais venu observer une soirée du FN accueillant de nouveaux membres du parti à l’automne 2016, dans la perspective des élections présidentielles et législatives de 2017. J’ai observé le discours de bienvenue de Nicole, y compris le moment bizarre où une femme portant un hijab s’est présentée au groupe comme ayant choisi de devenir un nouveau membre du FN parce qu’elle avait eu la révélation que Jean-Marie Le Pen représentait la volonté d’Allah. Nicole n’a pas pu se retenir et a répondu à la femme que ses valeurs ne correspondaient peut-être pas à celles du FN – sans doute une allusion à peine voilée au hijab de la femme.

À la fin des discours, je me suis approchée de Nicole, qui semblait ravie de discuter en détail de son point de vue sur les femmes dans la société et sur Marine Le Pen en tant que femme dirigeante. Elle m’a expliqué qu’elle avait étudié le droit à l’université, mais qu’après s’être mariée et avoir donné naissance à plusieurs enfants, elle avait décidé d’abandonner sa carrière professionnelle pour devenir aide-soignante à temps plein. Maintenant que ses filles ne sont plus toutes petites, elle a eu envie de se lancer dans la politique lorsque Marine Le Pen est devenue chef de parti. Pour Nicole, Le Pen représentait une sorte de force féminine qu’elle admirait beaucoup, et elle pensait que Le Pen était le seul leader politique qui se battait vraiment pour les droits des femmes. À sa propre surprise, Nicole est passée d’une solide position de centre-droit à une politique FN grâce à l’inspiration personnelle de MLP.

Nicole m’a longuement parlé de ses préoccupations concernant les pressions exercées sur les adolescentes en termes de tenue vestimentaire et d’apparence. D’une part, les jeunes filles étaient sexualisées par les médias et se sexualisaient elles-mêmes en portant des vêtements excessivement courts. D’autre part, elle s’oppose fermement à ce que les islamistes « forcent » les jeunes filles à se couvrir plutôt que d’affirmer leur droit à « être libres ». L’observation de la façon dont ses filles et leurs amies font face à ces pressions l’a amenée à devenir une militante du FN, puis une politicienne du FN, en particulier lorsque MLP est devenue présidente du parti.

Le clip de campagne de Nicole, manifestement à petit budget, pour sa propre campagne électorale de 2017, la montrait traversant une ville à toute vitesse sur une puissante moto, vêtue d’une combinaison de cuir noir et d’un lourd casque sombre. Comme Le Pen, elle affichait une double masculinité et féminité, signalant qu’elle était une femme libre et puissante dans des vêtements de cuir moulants, mais aussi à travers la valeur symbolique de l’athlétisme et de l’audace masculins. Nicole s’est inspirée de l’accent mis par Mme Le Pen sur sa protection en tant que femme forte, dans la lignée de la protection supposée des femmes contre le fondamentalisme islamique et son traitement inégal des femmes.

Les entretiens avec les jeunes militants du parti ont également montré qu’ils admiraient Mme Le Pen pour ses vertus masculines, en particulier pour son style autoritaire dans sa façon de faire de la politique et de diriger son parti. Un trentenaire du nord de la Bourgogne affirme sans ambages :  » C’est une femme qui fait de la politique comme un homme « .13 Un autre jeune homme explique :  » Son métier, c’est le pouvoir… Elle fait de la voile, elle aime les sensations intenses « .14 Historiquement, les femmes n’aimaient pas prendre de risques. Historiquement, les femmes n’aimaient pas prendre de risques, et le sport, c’est prendre des risques ».14

Certaines jeunes femmes ont exprimé leur grande admiration pour MLP, qu’elles considèrent comme une source d’inspiration personnelle. Une jeune militante a salué MLP comme une figure virile et masculine : Il y a peu de femmes… qui font preuve, j’ose le dire, d’une force aussi virile qu’elle. C’est rare… Ça fait toujours plaisir de voir une femme qui peut diriger un grand mouvement politique, le premier parti de France, comme un homme. Avec force, avec conviction, avec droiture, avec honneur. Ce sont des qualités qui sont, entre guillemets, masculines ».15

Un étudiant en droit de Paris, âgé de vingt ans à l’époque, a estimé que MLP pouvait également être considérée comme particulièrement autoritaire, représentant la fermeté d’un personnage comme le général de Gaulle, plus que d’autres hommes politiques de premier plan : « Elle a cette verve, ce poing fort, qui fait d’elle un véritable chef d’État. Dans la constitution de la Vème République, le Général de Gaulle a dicté la constitution pour que le chef de l’Etat soit un capitaine… Je vois tout à fait Marine Le Pen dans ce costume de capitaine. Alors que quelqu’un comme [current president] François Hollande ou [former president] Nicolas Sarkozy – pour moi, ce n’est pas un costume taillé sur mesure pour eux. Je vois Marine Le Pen comme quelqu’un qui est plus capable de remplir les fonctions de chef d’État que les autres « 16.

De même, selon un député européen FN : « Beaucoup de Français regrettent aujourd’hui le général de Gaulle, qui était un homme de grande conviction. J’ai le sentiment qu’avec Marine Le Pen, nous avons enfin trouvé quelqu’un qui a l’autorité qu’avait le général de Gaulle ».17 Plutôt que de considérer Mme Le Pen comme la représentante d’une féminité paria, ces admirateurs la voient plutôt comme une femme remarquable aux vertus masculines.

La protection maternelle en douceur

Contrairement à certaines femmes d’extrême droite dans la politique américaine, comme la politicienne Lauren Boebert, qui brandissent fièrement des armes à feu comme marqueurs de leurs prouesses masculines, Marine Le Pen s’est soigneusement tenue à l’écart des associations avec le militarisme, et en particulier avec les organisations de milice d’extrême droite. Parmi les nombreuses transformations apportées par la direction du parti de MLP, l’un des changements notables a été la suppression du symbolisme liant le RN au fascisme, et l’abandon de toute association avec des figures, des symboles et des activités de type milicien. La campagne présidentielle de MLP en 2017 a été l’occasion de redorer l’image du parti. Depuis la création du FN en 1972, la flamme tricolore est le symbole central du parti. Signe associé au fascisme italien, et toujours symbole du parti Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni en Italie, Jean-Marie Le Pen a affirmé lors de la création de son parti en 1972 que le parti était trop pauvre pour commander un nouveau symbole graphique.18 Ce pragmatisme mis à part, le symbole du FN relie clairement le parti à l’histoire du fascisme italien.

Le militarisme sous la direction du FN de Jean-Marie Le Pen occupe une place prépondérante mais quelque peu ambiguë. Dès sa création, le FN a été lié aux organisations d’anciens combattants des guerres d’Algérie. Cependant, même si le JMLP se vantait de son passé d’officier militaire et affirmait même avoir commis des actes de torture en tant qu’officier du renseignement militaire, le parti s’est toujours distingué des mouvements d’extrême droite encore plus réactionnaires des années 1970 qui avaient mobilisé la violence comme tactique politique, en particulier contre les mouvements étudiants libéraux et marxistes de 1968.19

Les aspirations du JMLP étaient d’avoir une voix dans la politique du parti, une ambition qui a freiné les expressions extérieures du radicalisme violent du parti. En vieillissant, Jean-Marie Le Pen s’est présenté au sein de son parti et au grand public français non plus comme un « homme fort » violent ou autoritaire représentant les anciens rangs fascistes, mais comme un provocateur souriant qui aimait choquer les convives à table. Avec le recul, on peut voir en lui un précurseur stylistique du Silvio Berlusconi italien, plus qu’un précurseur de Jair Bolsonaro ou de Rodrigo Duterte.

Marine Le Pen s’est révélée être une stratège à long terme qui a réorganisé efficacement le parti de fond en comble et qui a également une grande affinité pour la communication politique. Dans le cadre de la redéfinition de l’image du parti, Marine Le Pen a commandé un adoucissement du symbole de la flamme tricolore. Il reste un symbole du parti, mais sa forme est désormais plus ronde et moins brutale. De telles subtilités lui importent pour donner une nouvelle image au parti. Parallèlement, et contrairement à son père, Marine Le Pen a explicitement favorisé un style visuel très personnalisé, plaçant au centre son image de femme forte mais attentionnée. Le symbole de sa campagne de 2017 était une rose bleue, et sa campagne de 2022 était centrée sur une série de plateformes appelées « M La France », le « M » faisant référence à son prénom, Marine.

J’ai observé, dans le cadre d’une observation ethnographique, comment son leadership a également entraîné une suppression active de tout ce qui ressemble à une milice lors des événements du parti. Lors de la marche annuelle du FN à laquelle j’ai assisté en 2013 à Paris, plusieurs hommes portant des slogans violents et fascistes défilaient avec les partisans du FN. Plusieurs agents de sécurité du FN – peut-être des bénévoles, mais je n’ai jamais pu vérifier qui ils étaient – se sont approchés d’eux calmement mais fermement et ont insisté pour qu’ils quittent la marche. La marche annuelle a toujours attiré l’attention des médias et j’ai interprété ce moment comme un remodelage délibéré de l’image du parti.

Bien que Mme Le Pen ait rejeté les apparences de violence milicienne au sein du parti, elle et ses partisans expriment leur admiration pour les forces policières et militaires, exprimant ainsi leur désir d’un État français fort qui impose le respect, la loi et l’ordre. Le dernier discours de Marine Le Pen, place de l’Opéra, a été prononcé devant une affiche géante de Jeanne d’Arc en armure de guerre. La nouvelle image véhiculée est celle d’un parti politique discipliné, ne laissant aucune place au chaos ou à la violence de rue. Le groupe de femmes retraitées que j’avais rencontré lors de la manifestation était ravi de saluer les policiers qui accompagnaient la marche et le rassemblement pour assurer le respect de la loi et de l’ordre. Une femme a même tenté d’inciter certains policiers à se joindre à la marche. Cela contrastait fortement avec un autre événement que j’ai observé quatre ans plus tard, lors d’un rassemblement de gauche pour Jean-Luc Mélenchon, où les participants qui faisaient la queue pour entrer dans le rassemblement à Dijon ont immédiatement lancé des insultes à la police, les traitant de fascistes et d’autres épithètes de ce genre.

J’ai également été témoin d’une discipline de type militaire parmi les membres du parti. Lors du lancement de la campagne présidentielle de MLP à Lyon début 2017, j’ai observé comment les sympathisants du FN affichaient leur respect des règles de leur parti et de l’autorité de leur chef. Juste avant le discours de lancement de la campagne présidentielle 2017 de MLP, j’étais assis à côté de deux hommes de la classe ouvrière de la région d’Avignon qui avaient apporté un drapeau américain et un drapeau français à l’événement. Ils avaient prévu d’agiter les deux drapeaux tout au long du discours de MLP, en signe de solidarité avec l’élection de Donald Trump aux États-Unis. Le personnel de sécurité privé du FN s’est approché d’eux pendant que nous attendions dans l’auditorium et avant que le discours de MLP ne commence, et leur a demandé de retirer le drapeau américain. Les hommes se sont empressés d’obtempérer et se sont montrés embarrassés de ne pas avoir été prévenus plus tôt.20

A la fin du discours de MLP, la foule de l’auditorium principal s’est vidée et s’agite dans l’immense foyer du palais des congrès. Ils étaient en effervescence après le discours de Marine Le Pen. Soudain, Marine Le Pen entre dans la salle, entourée d’une foule de journalistes. Un étudiant avec qui je discutais s’est arrêté en plein milieu de sa phrase et m’a dit : « Nous devons suivre… ». Madame la Présidente.’ Les activistes encore présents dans le hall se sont rapidement regroupés et, sans qu’on leur dise quoi faire, ont formé une ligne derrière MLP qui s’avançait, dominant les autres de son grand physique et de ses talons hauts. Incarnant le charisme, MLP a suscité le respect des partisans du parti.21

Une masculinité plus douce et moderne : Marine Le Pen contre Éric Zemmour

Les élections présidentielles de 2022 en France ont été marquées par l’arrivée d’un autre candidat présidentiel de droite radicale, présenté par les médias comme un « perturbateur » visant à redessiner la carte de la politique de droite en France. Le journaliste Éric Zemmour a fait parler de lui en déclarant sa candidature en 2021. Depuis les années 1970, Zemmour a passé une grande partie de sa carrière à écrire en tant que provocateur, avec des opinions de plus en plus à droite et, depuis 2005, dans ses écrits sur la « crise de la masculinité » en France.

Mobilisant une grammaire française de type professoral utilisée uniquement par les politiciens et les universitaires français les plus éminents, Zemmour se présente depuis des décennies comme un intellectuel de droite qui ose dire la vérité sur la « féminisation » des hommes français en politique et dans la vie de tous les jours. Bien avant la montée du populisme radical de droite en Europe, M. Zemmour était passé, au milieu des années 2000, du statut de commentateur politique relativement classique écrivant dans le journal de centre-droit Le Figaro à celui de polémiste plus controversé insistant sur le fait que les hommes devaient retrouver leur place légitime dans la société.

Dans son livre de 2006, Le Premier Sexe, censé s’opposer à Simone de Beauvoir, Zemmour proclame que l’on ne « devient » pas femme ou homme, mais que les hommes naissent hommes et les femmes naissent femmes. Zemmour a passé les quinze années suivantes de sa carrière à profiter de l’attention qu’il suscite par de telles provocations. Depuis, il est devenu une personnalité importante de la télévision, notamment sur CNews, une chaîne fondée en 2019 en tant qu’organe d’information français de droite.

Le Premier Sexe de Zemmour lui a donné une tribune pour diffuser son point de vue selon lequel les hommes sont naturellement des « prédateurs sexuels », dont la féminisation aurait entraîné un vide profond dans la psyché des hommes et des femmes. Dans l’une des nombreuses interviews qu’il a accordées à la suite de la publication de son livre, il a décrit en 2006 comment il avait observé une famille dans un train à grande vitesse où le père avait tenu l’enfant pendant toute la durée du trajet, tandis que la mère lisait un livre. Zemmour a expliqué que de telles observations montrent comment les hommes sont aujourd’hui transformés en « secondes mères ». Cette famille est symptomatique de la négation de l’homme en tant qu’être primitif, ce qui a entraîné une catastrophe sociale et civilisationnelle. Il est intéressant de noter que, dans la même interview, M. Zemmour a également critiqué la relation entre Ségolène Royal, alors dirigeante socialiste, et son partenaire romantique, François Hollande.

Incarnant tout ce qui est censé être mauvais dans les rôles de genre contemporains, Royal, selon lui, était à la fois une belle femme et une figure virile ; et à son tour, Hollande était un homme féminisé. Dans les termes de la masculinité et de la féminité hégémoniques dominantes en 2006, Zemmour soutenait, en fait, que Royal et Hollande ne parvenaient pas à incarner la féminité et la masculinité hégémoniques. Plutôt qu’une relation construite sur deux opposés complémentaires et supposés naturels, Royal était une femme présentant des traits masculins, et Hollande un homme présentant des traits féminins – symbolisant tout ce qui ne va pas avec la gauche française, et avec la masculinité française en général. Zemmour a continué à défendre ces positions, devenant de plus en plus provocateur et disposant d’une tribune de plus en plus grande pour les diffuser à la télévision et à la radio.

L’annonce, fin 2021, de sa candidature à la présidence a été saluée par certains comme un changement de donne pour Marine Le Pen, qui était censée être distancée sur sa droite par un homme qui pourrait enfin unir la bourgeoisie et la classe ouvrière. Depuis longtemps présent dans les cercles médiatiques parisiens, les experts des médias de tout l’échiquier politique ont pris au sérieux le fait qu’il représentait un véritable défi pour la candidature de Mme Le Pen.

Zemmour a lancé une campagne réactionnaire, qui s’est avérée impopulaire auprès des électrices et pas très populaire auprès des hommes non plus. La politologue française Nonna Mayer étudie depuis longtemps l’écart entre les sexes dans le vote pour l’extrême droite française. Sous Jean-Marie Le Pen, le Front national n’a jamais autant séduit les femmes que les hommes. Pourtant, l’étude récente de M. Mayer sur les élections de 2022 montre que Marine Le Pen a comblé l’écart entre les hommes et les femmes et qu’en tenant compte de facteurs tels que la classe sociale et la religion, les femmes étaient aussi susceptibles de voter pour elle que les hommes. Zemmour, en revanche, a beaucoup moins séduit les électrices.22

Bien que la plupart de ses programmes ne se distinguent pas vraiment de ceux de Le Pen, le principal point de départ entre Zemmour et Le Pen est que Zemmour présente un point de vue fortement réactionnaire sur l’égalité des sexes et les valeurs familiales conservatrices, et qu’il est plus ouvertement raciste que Le Pen. Comme le résume brillamment Nonna Mayer, les « excès de Zemmour ont fait passer [Marine Le Pen] pour un site modéré et fiable ». Le radicalisme de Zemmour s’est exprimé dans son soutien éhonté à la théorie du « grand remplacement », qui postule que les Européens blancs sont démographiquement remplacés par des immigrés musulmans en France et en Europe.23

Mais c’est aussi sur le terrain du genre et de la sexualité qu’il s’est imposé comme un provocateur réactionnaire. Ses 2022 engagements publics ont continué à insister sur la nécessité de revenir à un patriarcat à l’ancienne, et son matériel de campagne officiel a déclaré, Nous sommes les héritiers d’une civilisation qui conçoit la relation entre les hommes et les femmes en termes de complémentarité. La complémentarité fait ici référence aux différences supposées naturelles et complémentaires entre les sexes. Avec un programme de campagne qui semblait reconnaître implicitement qu’il avait un problème avec les femmes dans son appel électoral, sa campagne a essayé de le présenter comme cherchant à protéger l’égalité et les droits des femmes en défendant leurs vertus « telles qu’elles sont ».

Depuis son élection à la tête du parti en 2012, Mme Le Pen a résolument éloigné les plateformes officielles de son parti du conservatisme réactionnaire en matière de genre, de sexualité et de droits des femmes. Bien qu’elle hésite à se qualifier de féministe, à l’instar de Giorgia Meloni (extrême droite italienne), elle donne résolument l’image d’une femme dirigeante forte, d’une mère célibataire aux ambitions débridées pour elle-même et son parti, et d’une dirigeante politique qui se préoccupe véritablement de la « liberté » des femmes et de leurs besoins. Alors que les partis d’extrême droite de l’Europe centrale et orientale post-socialiste adoptent des positions patriarcales et homophobes, Marine Le Pen a fait un calcul très simple : pour atteindre le pouvoir en France, il est nécessaire de transformer l’extrême droite d’un club d’hommes en un parti qui attire lesélectrices24.

Elle et le programme officiel du RN ne font aucune déclaration négative sur l’homosexualité ou le mariage entre personnes du même sexe, et il n’y a pas non plus de discours de « retour » à des formes révolues de masculinité et de féminité hégémoniques et à la division sexuelle traditionnelle du travail. Elle a considéré ces questions comme une distraction par rapport aux programmes de base du parti. Le programme politique de Le Pen pour 2022 ne mentionnait pratiquement rien sur le genre ou même les femmes, mais se concentrait plutôt sur « la famille ». Même là, la famille n’a pas été traitée sous l’angle d’une politique socialement conservatrice. Lorsque la protection des familles a été mentionnée comme une promesse de campagne, elle a été présentée comme une lutte pour le maintien du pouvoir d’achat des familles et pour l’augmentation de l’aide aux aidants, plutôt que comme une revendication morale de la nécessité de défendre les familles hétérosexuelles et le mariage.

Une différence subtile mais révélatrice entre MLP et les programmes 2022 de Zemmour se trouve dans leurs approches respectives des techniques de reproduction. En imitant le discours conservateur de droite de la La Manif Pour Tous, le mouvement social de 2013 qui s’est mobilisé en France contre la légalisation du mariage homosexuel et qui a été un des premiers mouvements « anti-genre », Zemmour prétendait protéger la famille française en s’assurant qu’aucun enfant ne naîtrait sans père grâce à la procréation médicalement assistée. La campagne de MLP promettait plutôt de veiller à l’application stricte du moratoire français actuel sur la maternité de substitution et de bloquer la reconnaissance de parents non biologiques pour les enfants français nés par maternité de substitution en dehors des frontières de la France. Contrairement à la proposition de M. Zemmour, le programme reproductif de Mme Le Pen ne mentionne pas les relations entre les sexes ou la place légitime des hommes dans la famille, mais souligne plutôt que la gestation pour autrui reste un sujet controversé en France et que les citoyens français doivent respecter la loi et la souveraineté de la France en la matière.

Les élections présidentielles de 2022, puis les élections législatives, montrent que ces différences entre les programmes et les performances des hommes et des femmes ont eu des effets significatifs sur l’attrait qu’ils ont exercé sur les électeurs. Zemmour a recueilli 7 % des voix aux élections présidentielles et son parti n’a obtenu aucun siège aux élections législatives.25 En revanche, la stratégie de Marine Le Pen a porté ses fruits depuis 2012. En 2022, elle s’est à nouveau présentée au second tour de l’élection présidentielle et, bien qu’elle ait perdu face à Macron, elle a obtenu 42 % de soutien parmi les électeurs, réduisant ainsi l’écart qui la séparait de Macron par rapport aux élections de 2017.

Plus spectaculaire encore, son parti, le Rassemblement national, a obtenu un nombre sans précédent de 89 sièges à l’Assemblée nationale, constituant ainsi pour la première fois un groupe politique au Parlement. En tant que groupement, le RN bénéficie d’un temps de parole plus important lors des débats parlementaires et d’un financement supplémentaire. Le RN d’extrême droite est actuellement le plus grand groupe d’opposition à l’Assemblée nationale française.

Affiches anti-Le Pen à Paris. Image via Wikimedia commons.

Une « femme forte » qui refait la politique européenne

Leader « fort » et discipliné qui propage également l’idée que l’État français doit être plus sévère dans son maintien de l’ordre face au fondamentalisme islamique, à la criminalité et à la violence, et dans sa « protection » des frontières contre l’immigration clandestine, Mme Le Pen ne représente pas une violence masculine débridée comme le font des hommes forts tels que Vladimir Poutine. Bien qu’elle domine son parti avec un puissant culte de la personnalité et qu’elle fasse jouer ses muscles dans plusieurs actions impitoyables, comme l’expulsion de son père du parti pour son indiscipline en 2015 et le retrait rapide de son ancien bras droit Florian Philippot après les résultats décevants des élections de 2017, Mme Le Pen ne supervise pas son parti avec le genre de domination totale que Poutine exerce sur son parti Russie unie. Ayant récemment quitté la présidence du parti pour superviser le groupe parlementaire du RN à l’Assemblée nationale, elle exerce désormais une influence confortable dans les coulisses. Son jeune protégé Jordan Bardella a officiellement pris la tête du parti – bien que l’issue de la course à la direction ait été prédite dès le départ grâce au statut évident de Bardella en tant que protégé personnel de Marine Le Pen.

C’est une femme dure qui représente une masculinité moderne plus douce. Cette dureté s’exprime dans le style et dans la substance. Elle incarne les traits associés à la masculinité hégémonique dans son apparence et ses performances publiques, et dans le maintien d’une domination incontestée sur son parti. Ses positions politiques expriment également une approche disciplinaire sévère, en particulier à l’égard des immigrés et de la Commission européenne.

Pourtant, elle ressemble davantage à Orbán qu’à Poutine. Aucun des deux hommes politiques n’incite ses partisans à commettre des actes de violence. Le Pen et Orbán dominent tous deux leurs partis grâce à un culte de la personnalité, tout en maintenant une certaine participation à la démocratie parlementaire en autorisant les voix dissidentes au sein de leurs partis politiques respectifs et dans leurs débats publics avec d’autres acteurs politiques au niveau national et international.

Toutefois, Mme Le Pen se distingue d’Orbán par son expression plus ouverte de l’hétérosexualité. Contrairement à Orbán, son corps est délibérément mobilisé comme une plateforme publique à travers laquelle elle projette son image de femme moderne, différente des politiciens professionnels. En portant des minijupes lors de soirées entre initiés, en montrant un genou sur ses affiches de campagne, en refusant apparemment de se remarier et en apparaissant régulièrement et volontiers dans les magazines français à scandale, Mme Le Pen projette l’image d’une femme qui a une vie de famille et une vie de famille. joie de vivre et un penchant pour le plaisir que peu de femmes politiques de son envergure affichent.

Dans le dernier chapitre de son étonnante carrière politique, Mme Le Pen s’est tournée vers un nouveau rôle : diriger sa formation politique pour qu’elle agisse comme une force unie au sein de l’Assemblée nationale française. Comme on l’a vu avec une proposition visant à inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution française en novembre 2022, Mme Le Pen a réussi à convaincre sa formation de soutenir un droit constitutionnel à l’avortement dont la portée était plus limitée que celle de la propositioninitiale26. La position de compromis du groupe RN, qui soutient une protection constitutionnelle de l’avortement jusqu’à 14 semaines de grossesse, indique que Mme Le Pen apprend à agir en tant que négociatrice parlementaire et à conclure des accords au sein de son groupe. Cependant, Mme Le Pen est encore en train d’apprendre les ficelles du métier. Il est trop tôt pour savoir quel type d’autorité elle exerce dans son nouveau rôle et si le groupement fonctionnera sur un mode stable de compromis et de cohésion.

Quoi qu’il en soit, au fil des années, son parti ressemble de plus en plus à un parti parlementaire normal. Mme Le Pen n’a pas réussi à devenir présidente de la France, mais elle a atteint d’autres objectifs qui semblaient inimaginables en 2011 lorsqu’elle a été élue présidente du parti. Elle a fait du RN une force politique légitime rassemblant une coalition sociale, politique et géographique diversifiée, tout en restant unie autour de ses principales plates-formes : racisme, anti-immigration, islamophobie, nationalisme farouche et aspiration à un État gaulliste fort.

Sa modernité présumée et son caractère novateur en tant que femme dirigeante en France sont inquiétants. La capacité avérée de Marine Le Pen à faire toujours plus de place pour elle et son parti à la table de la politique nationale. Les moyens par lesquels elle mène une transformation profonde de la politique française en intégrant l’extrême droite, et sa refonte de la masculinité et de la féminité politiques, l’ont distinguée en tant qu’artisan du changement en France et dans toute l’Europe.

Dorit Geva

1 See Dorit Geva, 'A double-headed hydra: Marine Le Pen's charisma, between political masculinity and political femininity.' NORMA, 15:1, 26-42.

2 https://doi.org/10.1080/18902138.2019.1701787; also Dorit Geva, 'Daughter, Mother, Captain: Marine Le Pen, Gender, and Populism in the French National Front.' Social Politics: International Studies in Gender, State & Society, 27:1, 1–26.

3 R.W. Connell. 1995. Masculinities. Cambridge: Polity Press.

4 R.W. Connell, and James W. Messerschmidt. 2005. 'Hegemonic Masculinity: Rethinking the Concept.' Gender and Society, 19:6, 829–859.

5 Mimi Schippers. 2007. 'Recovering the Feminine Other: Masculinity, Femininity, and Gender Hegemony.' Theory and Society, 36:1, 85–102, http://www.jstor.org/stable/4501776.

6 Rebecca Tapscott. 2020. 'Militarized masculinity and the paradox of restraint: mechanisms of social control under modern authoritarianism.' International Affairs, 96:6, 1565–1584, https://doi.org/10.1093/ia/iiaa163.

7 Elizabeth A. Wood. 2016. 'Hypermasculinity as a Scenario of Power. Vladimir Putin's Iconic Rule, 1999–2008.' International Feminist Journal of Politics, 18:3, 329-350, https://doi.org/10.1080/14616742.2015.1125649.;Alexandra Novitskaya. 2017. 'Patriotism, sentiment, and male hysteria: Putin's masculinity politics and the persecution of non-heterosexual Russians.' NORMA, 12:3-4, 302-318, https://doi.org/10.1080/18902138.2017.1312957.

8 Dorit Geva. 2020a. 'A double-headed hydra: Marine Le Pen's charisma, between political masculinity and political femininity.' NORMA, 15:1, 26-42, https://doi.org/10.1080/18902138.2019.1701787.

9 James G. Shields. 2004. 'An Enigma Still: Poujadism Fifty Years On.' French Politics, Culture & Society, 22:1, 36–56.

10 Dorit Geva. 2020b. 'Daughter, Mother, Captain: Marine Le Pen, Gender, and Populism in the French National Front.' Social Politics: International Studies in Gender, State & Society, 27:1, 1–26.

11 Names of all interviewees are pseudonyms to protect their identity.

12 Discussion from November 23, 2016 Discussion from November 23, 2016

13 Interviewed August 19, 2015

14 Interviewed April 3, 2016

15 Interviewed February 25, 2016

16 Interviewed February 5, 2016

17 Interviewed July 20, 2015

18 Valérie Igounet et Pauline Picco. 2016. «Histoire du logo de deux «partis frères» entre France et Italie (1972-2016).» Histoire@Politique, 29 :2, 220-235.

19 Nicolas Lebourg, Jonathan Preda, and Joseph Beauregard. 2014. Aux racines du FN. L'histoire du mouvement Ordre nouveau. Paris: Fondation Jean-Jaurès.

20 Observed February 5, 2017

21 Susi Meret. 2015. 'Charismatic Female Leadership and Gender: Pia Kjærsgaard and the Danish People's Party.' Patterns of Prejudice 49:1-2, 81-102.; Dorit Geva. 2020a. 'A double-headed hydra: Marine Le Pen's charisma, between political masculinity and political femininity.' NORMA, 15:1, 26-42, https://doi.org/10.1080/18902138.2019.1701787.

22 Nonna Mayer. 2022. 'The impact of gender on votes for the populist radical rights: Marine Le Pen vs. Eric Zemmour.' Modern & Contemporary France, 30:4, 445-460, https://doi.org/10.1080/09639489.2022.2134328.

23 Nonna Mayer. 2022. p.450.

24 Francesca Scrinzi. 2014. 'Caring for the Nation: Men and Women Activists in Radical Right Populist Parties 2012-2014. Final Research Report to European Research Council.' Project Report.; Nonna Mayer. 2022.

25 Francesca Scrinzi. 2014.; Nonna Mayer. 2022.

26 Clément Guillou. 2022. «Sur l'IVG, Marine Le Pen change de position et propose de constitutionnaliser la loi Veil.» Le Monde, 23 November, 2022.

Go to top